MAINMORTE - DÉFINITION

Etat de vassaux qui se trouvaient dans l'incapacité légale de disposer de leurs biens. Biens de mainmorte : biens possédés par des congrégations, des hôpitaux etc. ; et qui, leur possesseur ayant une existence indéfinie, échappent aux règles des mutations par décès. (Dictionnaire Quillet de la langue française en 3 vol.)

*
**

L'abbé Clermont-Tonnerre curé de Luxeuil en 1775, voulut affranchir ses 8.936 sujets mainmortables. Il adressa une requête au roi ; il y faisait ainsi la critique du régime de mainmorte au point de vue social et économique:

" Depuis trente années, que le suppliant est pourvu de cette abbaye, il n'y a vu que des hommes lourds, indolents, découragés et abattus, des terres incultes, une culture absolument négligée, nul commerce, point d'émulation et une apathie générale ; tandis que les habitants des villages libres, leurs voisins, sont vifs, actifs, laborieux; leurs terres sont bien cultivées et rendent d'abondantes récoltes ; on y voit de belles prairies, des nourritures considérables de bestiaux, des engrais abondants et aucun terrain inculte. Ce contraste entre les habitants du même pays ne provient de ce que les uns, réduits à une espèce d'esclavage et n'ayant qu'une jouissance précaire, un simple usufruit de leurs fonds, bornent tous leurs travaux à leurs besoins présents dans lesquels ils sont concentrés par l'impuissance où ils sont de disposer de leurs biens et l'incertitude de pouvoir les transmettre à leurs héritiers; au lieu que les autres, vrais propriétaires avec la libre disposition de leurs fortunes, travaillant non seulement pour eux, mais pour leurs familles, ne mettent d'autres bornes à leurs travaux que celles qu'exige le repos du corps. La mainmorte est donc dès lors tout à la fois destructive de l'agriculture, de la main-d'œuvre et du commerce; elle est révoltante pour l'humanité; elle anéantit, en quelque sorte, l'existence humaine; en réduisant une partie des sujets de Sa Majesté, dans un royaume libre, à une sorte d'esclavage insupportable, elle les humilie, les abat et les rend, en quelque sorte, incapables de tous actes ; elle est un obstacle aux mariages et tend à la dépopulation, soit parce que ceux qui languissent sous ce joug ne sont pas portés à reproduire leur race d'esclaves, soit par des émigrations de ces habitants fatigués de la servitude dans laquelle ils gémissent; en sorte qu'on peut regarder la mainmorte comme un fléau de l'État. Les seigneurs mêmes, dans les terres desquels cette servitude existe encore, perdent beaucoup plus par le défaut de culture des terres du territoire de leurs seigneuries, qu'ils ne gagnent par les échutes, les réversions et autres casuels attachés au droit de mainmorte ; les successions sont spoliées; les mainmortables, qui n'ont qu'une vie misérable à regretter et n'ont rien à perdre, se portent à toutes sortes d'extrémités ; la mainmorte est une source, aussi abondante que continuelle, de procès et de contestations, aussi à charge, aussi dispendieuses et aussi ruineuses pour les seigneurs que pour leurs sujets mainmortables. "

L'abbé demandait donc l'autorisation d'éteindre et abolir la servitude de mainmorte dans tous les villages dépendant de son abbaye et de la mense épiscopale, sous la réserve des droits de tailles, cens, redevances et autres, qui continueraient d'être perçus comme par le passé.

Ce n'était pas l'avis de tous les religieux de l'abbaye de Luxeuil. En effet, l'un d'eux, dom Grappin, qui devait prendre parti pour la Révolution, fit l'éloge de la mainmorte dans un mémoire couronné en 1778 par l'Académie de Besançon. On lisait dans ce mémoire :

" La mainmorte est-elle un fléau dont le Ciel frappa dans sa colère la moitié du genre humain et qui afflige encore une partie du peuple en différents États de l'Europe ? Cet établissement est-il contraire au droit naturel ? N'entre-t-il point dans des principes d'une saine législation ? En un mot, faut-il en croire aux philosophes modernes sur les origines et les effets de la mainmorte ? Ils voient des chaînes appesanties où je n'aperçois que de simples liens, pris volontairement, et qu'on peut quitter de même. Le cri de la liberté, qui est devenu celui de l'indépendance, ne séduira point tous les habitants des campagnes. S'il en est qui estiment assez l'état des hommes libres pour l'acquérir au prix de l'aisance dont ils jouissent, d'autres, connaissant mieux leurs propres intérêts, préféreront toujours à une franchise indigente, la richesse et la propriété des colons asservis. La mainmorte actuelle n'a donc rien qui la rende odieuse; elle est même, si je puis m'exprimer ainsi, plus douce et plus humaine que dans les siècles derniers". Et l'auteur conclut ainsi: " Pourquoi avons-nous des communautés entières qui ont mieux aimé conserver la macule [la tache, la souillure NDLR] d'origine que d'acheter au prix d'une somme modique la liberté qu'on leur offrait ? C'est qu'elles croient trouver dans le sein de la mainmorte une source de richesses, comme elle en est une de population et d'industrie; c'est que la défense d'aliéner sans l'agrément du seigneur empêche la dissipation des biens ; c'est qu'ils ont l'exemple des villages affranchis dont les anciens habitants ne sont plus que les fermiers des fonds qu'auparavant ils possédaient en propre, de sorte qu'aujourd'hui, dit le président Bouhier, presque tous les habitants des terres sont misérables et les villages beaucoup moins peuplés que quand ils étaient en mainmorte. Qu'on cesse donc de peindre avec les couleurs de la barbarie ou de l'esclavage ce qui, dans l'origine, fut un trait d'humanité. Cette vertu, suivant Dumoulin, a bien fait des mainmortables, et d'abord il cite dix mille Français qui, sous François Ier et Henri II, trouvèrent un asile au comté de Bourgogne, avec des terres qu'on leur abandonna sous la condition de mainmorte. Les hommes libres se crurent heureux sans doute en devenant propriétaires, malgré la réversion de leurs campagnes en cas de mort sans enfants légitimes. ''

1. Jules Finot, La mainmorte dans la terre de l'Abbaye de Luxeuil Paris 1880 Bibliothèque nationale

Aulard - Révolution et régime féodal.

Fermer cette fenêtre